Dans la société yéménite, les femmes occupent rarement un rôle de premier plan dans la vie publique. L’Abductees’ Mothers Association, initiée par des femmes, fait ainsi figure d’exception en ce qu’il s’agit du seul groupe issu de la société civile pouvant se targuer de notables succès dans la promotion des droits des individus enlevés de force. Dans le cadre du conflit qui déchire le pays depuis 2014, les disparitions forcées et détentions arbitraires se comptent par milliers et sont perpétrées par toutes les parties au conflit, qu’il s’agisse des rebelles houthis, des séparatistes du Conseil de transition du sud ou encore des forces loyales au gouvernement.
L’Abductees’ Mothers Association regroupe ainsi des mères, épouses et filles de civils qui ne prenaient pas part au combat, kidnappés en raison de leur profession, de leurs opinions politiques, de leur activisme ou de leurs croyances religieuses. Les victimes comprennent ainsi bon nombre d’étudiants, de journalistes et de défenseurs des droits humains enlevés chez eux, sur leur lieu de travail, à la mosquée ou encore à l’université, à la vue de leurs proches. Ces hommes sont généralement retenus en détention dans des lieux non communiqués aux familles, qui se trouvent ainsi dans l’incapacité de leur rendre visite. Les rapports dénoncent des traitements extrêmement brutaux infligés aux détenus, utilisés comme « monnaie d’échange » lors des négociations menées entre adversaires. L’association se charge donc de dénoncer les atteintes aux droits de l’homme subies par ces hommes emprisonnés sans jugement et s’efforce d’obtenir leur libération.
D’un groupement localisé de femmes à une organisation étendue et structurée
C’est en avril 2016 qu’émerge l’Abductees’ Mothers Association, groupement de femmes proches des détenus de Sana’a, réunies aux portes des prisons de la capitale du Yémen tombées aux mains des houthis en septembre 2014 pour exiger la libération des kidnappés. En 2017, l’organisation étend rapidement son champ à Al-Hodeïda ainsi qu’à Marib, Hajjah, Dhamar ou encore Ta’izz et Ibb – avec l’intermédiaire d’antennes autonomes dans chaque gouvernorat – à la suite du décès de 49 kidnappés en prison. Puis, à la mi-année 2018, une coalition particulièrement active de mères d’individus disparus à Aden intègre également le groupe.
En joignant leurs forces au sein d’un front uni et en collaborant avec des activistes et journalistes, ces femmes, dont certaines ont simplement choisi de s’engager par solidarité, renforcent leur protection mutuelle lors des rassemblements. Elles rendent ainsi les tentatives d’agression dont elles pouvaient être victimes auparavant plus difficiles.
Aujourd’hui, l’organisation a pris une telle ampleur qu’un département dédié à la recherche a été constitué, doté d’une équipe chargée de localiser les kidnappés et d’informer les proches afin qu’ils puissent se rendre sur les lieux de détention. Un bureau de relations publiques a également été mis en place pour diversifier les campagnes locales et internationales appelant à la solidarité. L’usage des réseaux sociaux s’est notamment intensifié afin de mettre la lumière sur la situation parfois méconnue des disparus de force.
Une mobilisation permanente et pluriforme
Outre le travail de veille et de documentation des atteintes aux droits humains, le cœur de l’activité de l’association prend place sur le terrain. Plus de 200 manifestations, souvent très importantes, sont aujourd’hui à dénombrer. Les femmes défilent par exemple en portant de faux corps sur des civières et amènent avec elles les enfants des disparus. La mobilisation se traduit également par l’organisation de sit-in, comme à Aden où un sit-in de 20 jours a permis la libération de 83 individus détenus arbitrairement par le procureur général.
De plus, les membres de l’association organisent également des réunions avec des représentants d’organisation de défense des droits de l’Homme aux échelles régionale et internationale dans l’espoir de voir leur combat atteindre le Conseil des droits de l’homme des Nations unies et le Conseil de sécurité.
Par ailleurs, ces femmes s’attachent à rendre régulièrement visite aux familles des individus disparus. Ces derniers, une fois libérés, bénéficient également d’un soutien psychologique, légal et financier continu grâce aux efforts qu’elles fournissent pour faciliter leur réhabilitation.
Une solidarité qui dépasse les divisions propres au conflit
Fait particulièrement marquant alors que le conflit yéménite se caractérise par des fractures sectaires fondamentales, l’Abductees’ Mothers Association n’est affiliée à aucun parti. Elle se donne pour objectif de défendre tous les civils injustement arrêtés, quelles que soient leurs revendications politiques, et cherche à traduire tous les coupables en justice, peu importe la partie au conflit qu’ils représentent.
Ainsi, bien que la plupart des enquêtes menées à ce jour concernent des cas de disparitions forcées orchestrées par les groupes houthis – avec près de 600 libérations obtenues jusqu’alors – les kidnappings qui ont lieu dans des territoires contrôlés par le gouvernement sont également traités par l’association. Il en est de même pour les opérations menées par d’autres groupes armés, comme les forces du Conseil de Transition du Sud soutenues par les Émirats Arabes Unis.
À titre d’exemple, à la mi-mai 2020, alors que la pandémie du coronavirus s’étend et que la distanciation sociale n’est pas respectée dans ces centres de détention, l’Abductees’ Mothers Association a appelé publiquement les séparatistes du Conseil de transition du sud qui gèrent la prison Be’er Ahmed d’Aden à la libération de 44 détenus.
Des normes culturelles qui dotent les femmes de fonctions de médiation
Tout aussi remarquable est la continuité de l’organisation dans le temps, en dépit de ses dénonciations répétées de toutes les parties au conflit se rendant coupables de telles exactions. Dans les territoires contrôlés par les Houthis au nord du pays, de nombreuses organisations chargées de défendre les droits humains et les libertés civiles ont été contraintes de fermer leurs portes. Depuis sa création en 2016, l’Abductees’ Mothers Association fait donc figure d’exception dans le paysage de la société civile yéménite.
L’association bénéficie en effet des normes culturelles du Yémen, selon lesquelles certains segments non-combattants de la population sont protégés. S’en prendre aux femmes, au même titre qu’attaquer les descendants du prophète Mohammed ou, dans une moindre mesure, les juges, constitue une ‘ayb aswad – « honte noire » – particulièrement mal reçue dans les sociétés tribales. Ces traditions ont historiquement permis aux femmes yéménites de mener des activités de médiation, de venir en aide aux blessés et plus largement de fournir une assistance humanitaire, autant d’engagements que les hommes ne peuvent accomplir sans s’exposer au risque de représailles.
Outre cette protection culturelle, la figure de mères, épouses, sœurs de ces femmes mobilisées entraîne une dépolitisation de la problématique des disparus au profit d’une humanisation, au point que toutes les parties au conflit ne puissent l’ignorer. Sur le terrain, la connaissance des pratiques et codes culturels à l’échelle locale leur permet également de gagner la confiance des communautés et ainsi obtenir des informations essentielles à la poursuite de leurs buts.
Un appui international encore insuffisant
Néanmoins, l’Abductees’ Mothers Association regrette que les efforts de ses membres ne soient pas davantage appuyés par la communauté internationale. Bien que des organisations non-gouvernementales comme Amnesty International et Human Rights Watch s’attachent à documenter les diverses violations des droits humains commises au Yémen, lutter contre les disparitions forcées constitue rarement la priorité des actions multilatérales engagées dans le pays. En effet, pour avancer au mieux la cause des détenus, l’association a besoin d’aides financières et logistiques conséquentes mais surtout de conseils légaux qui demeurent à ce jour insuffisants.
L’accord de trêve conclu à Stockholm sous l’égide de Martin Griffiths, envoyé spécial des Nations Unies au Yémen, en décembre 2018, constitue un exemple éloquent. Prévoyant, sous la supervision du Comité International de la Croix-Rouge, la libération de toutes les personnes emprisonnées, disparues de force et arbitrairement détenues dans le cadre du conflit entre le gouvernement yéménite et les rebelles houthistes, l’accord a finalement engendré bien plus d’échanges de soldats faits prisonniers que de civils injustement arrêtés.
À l’occasion de la Journée internationale des victimes de disparition forcée le 30 août, l’Abductees’ Mothers Association exhortait donc à nouveau les organisations internationales à intégrer à leur agenda sur le Yémen et la résolution des conflits, le soutien à tous les individus détenus arbitrairement et à leurs proches.
Article extrait du dossier thématique «Paix et Pluralisme » de l’Observatoire Pharos
Image: Women and children in Sana’a. By Al Jazeera English. CC BY-SA