Les Akhdam au Yémen, une discrimination historique d’État
« Nettoyez votre assiette si elle a été touchée par un chien, mais brisez la si elle a été touchée par un Akhdam ». Ce proverbe caractérise l’opprobre jetée sur la communauté noire du Yémen. En effet, le mot akhdam signifie « serviteur » en arabe. Une dénomination péjorative qui se rapporte à près de trois millions de Yéménites selon l’organisation Sawa’a de lutte contre la discrimination au Yémen, soit 10% de la population (les chiffres sont difficiles à estimer et oscillent entre 500 000 et 3,5 millions selon les sources).
Véritables oubliés, les Akhdam sont victimes de l’intervention saoudienne de 2015. Par conséquent, cette frange stigmatisée en raison de préjugés ethniques, s’est qualifiée de Muhammashin (Les marginalisés).
Un article du média américain The Nation est revenu sur l’influence de la guerre sur cette communauté et l’importance de l’intégrer à la société yéménite et au processus de paix.
Une stigmatisation séculaire depuis l’époque préislamique
L’origine des Afro-Yéménites voudrait qu’ils soient les descendants de soldats d’Abyssinie, actuelle Éthiopie. Ces derniers ont envahi l’antique Yémen en 525 après J.-C., afin de conquérir la péninsule arabique méridionale. Les tribus arabes locales finissent par les renverser.
Asservis, les Abyssiniens furent relégués en marge de la société et prirent la dénomination d’Akhdam. Ils sont donc rapidement associés aux Somaliens, Yéménites du Sud, au teint foncé, qualifiés de « muwalid », qui veut dire « sang-mêlé », ou « en partie arabe ».
Le conservatisme yéménite, société au système de castes
L’abolition de l’’imamat du Nord-Yémen advient en 1962. Il s’agissait de la théocratie des zaydites, majoritairement chiites. Cette confession est celle de certains Houthis, en guerre contre le gouvernement yéménite. Son effondrement se corrèle à l’abolition de l’esclavage et du système de castes au Yémen. En réalité, une subdivision de la société perdure et les Akhdam, sont considérés de rang inférieur.
Une population subalterne au Yémen arabe
Musulmans arabophones, les Afro-Yéménites sont des citoyens cantonnés aux professions de bas-œuvre les moins bien rémunérées. Les hommes nettoient les rues, latrines, ramassent les ordures, ou évacuent les eaux usées. Les plus fortunés sont cordonniers. Femmes et enfants, lorsqu’ils ne demandent pas l’aumône, collectent canettes et bouteilles. La majorité des Akhdam habite dans les bidonvilles de grandes villes. La communauté majoritaire vit à Sanaa, le reste dans l’Ouest houthiste.
Plusieurs manifestations demandèrent ainsi en 2012, des contrats permanents de travail et des pensions de retraite pour les Akhdam. Un participant résuma le sort de cette communauté. « Ils [les Akhdam] sont vus comme des citoyens de cinquième ou de sixième zone ; la plus basse de toute la République ».
La volonté contemporaine d’un droit de réponse
Ces protestations se firent donc dans le sillage du processus de transition, qui tint ainsi lieu d’espoir. Les Akhdam obtinrent une augmentation de leurs salaires, et un représentant à la conférence de dialogue national, qui ambitionnait d’établir une nouvelle Constitution.
Cas victoires sont plus d’ordre symbolique. D’une part, la revalorisation du revenu des Akhdam reste faible (3,75 dollars par jour). D’autre part, d’autres injustices sont à déplorer. Comme l’indiquait M.Maktari, président de l’Organisation yéménite contre l’esclavage et la discrimination, « les balayeurs de rues n’ont toujours pas de vacances, même pour l’Aïd. Et si une personne appartenant à une tribu tue un Khadim [membre de la communauté Akhdam], sa famille n’a aucun moyen d’obtenir justice. Même si nous sommes des citoyens yéménites, il n’existe aucune loi pour ces crimes ».
Par ailleurs, le groupe a milité sans succès pour redéfinir la population yéménite, comme « non-exclusivement composée d’Arabes à la peau blanche ». Malgré ces écueils, les discours contre la discrimination des Akhdam, ont altéré les représentations conservatrices yéménites.
Un avenir de désespoir, de la misère à l’urgence humanitaire
Un indice révélateur de l’affliction des Akhdam est l’utilisation de la plupart de leurs revenus à l’achat de khat, une plante aux effets psychotropes. Le gouvernement estime que leur manque de représentation dans d’autres secteurs que l’hygiène, provient ainsi de ce manque de fiabilité. Sans prioriser cette question, l’État réfute toute discrimination à l’égard des Akhdam.
Le Yémen est le plus pauvre des pays arabes, or les conditions de vie des Akhdam sont encore en deçà des standards nationaux. De plus, selon rapport de l’UNICEF de janvier 2015, 80% des adultes Muhamasheen sont illettrés, soit le double du reste de la population. Son bureau national a émis une enquête en 2014, qui constate un accès marginal aux services sociaux de base. Un dixième des ménages possède une source de revenus ou un accès à l’eau potable. 80% de toute la communauté est dépourvue de couverture sociale.
D’après l’organisation Sawa’a pour la lutte contre la discrimination au Yémen, les Akhdam sont en forte croissance démographique. En effet, beaucoup possèdent plusieurs épouses. Les taux de mortalité infantile, de un à neuf ans, sont ainsi très élevés. Une conjoncture qui par conséquent, renforce donc une qualité de vie déplorable.
L’intervention arabo-sunnite, facteur d’aggravation d’une population autarcique
Ainsi, ce réveil des consciences a impliqué un débat sur la marginalisation des Akhdam. L’origine des préjugés provient de leur ascendance, mais aussi de leur faible statut social. Une autre discorde vient du fait de revendiquer ou non, des droits en tant que minorité noire. Cette discussion poussa quelques Akhdam à rejoindre les Houthis. Ce phénomène a été ainsi motivé par le dirigeant Abdulmalik al-Houthi, qui promit aux Akhdam une meilleure intégration à la société.
Le peuple akhdam se retrouve ainsi au milieu des affrontements entre Houthis et forces affidées au gouvernement. Nombre de ses membres vivent à Al Sadrein dans le Sud. Bloquée dans cette bourgade, la communauté locale n’a pas d’aide, car les Houthis la bloquent. Sans travail, ni nourriture, ni soins, des dizaines de femmes et d’enfants y ont péri depuis 2014. Le caractère non obligatoire de l’éducation au Yémen, fait donc de la communauté, une cible pour les réseaux terroristes comme Al Qaïda dans la Péninsule Arabique (AQPA).
De manière large, ce manque d’érudition et la pauvreté endémique de cette communauté se noient ainsi dans le flot de la guerre. Aujourd’hui, les quelques trois millions d’Akhdam sont partie intégrante des 23 millions d’individus en urgence alimentaire aigüe. Ces oubliés estiment qu’ils ne peuvent pas changer de statut, preuve donc d’une discrimination résiliente aussi bien du temps de paix, que de guerre. Le faible nombre de Yéménites soucieux d’altérer les préjugés, est ainsi un défi du temps long.
Image : Akhdam à Taiëz au Yémen, 2008, Matthieu Génon, CC BY SA-2.0